Si la Butte Montmartre a beaucoup inspiré les peintres, elle fut et est toujours l’un des terrains de jeu favoris de nombreux photographes. La plus ancienne photo du village et de ses moulins date ainsi de 1845, et Félix Nadar réalisa en 1870 des clichés de la Place Saint-Pierre pendant le siège de Paris ; le square entre la rue Saint-Eleuthère et la rue Azaïs porte d’ailleurs aujourd’hui son nom.
Au tournant du XXe siècle, ce sont les frères Séeberger, alors illustrateurs sur étoffe, qui réalisent leurs premiers clichés sur la Butte. Datée de 1898, le porteur d’eau de la rue des Saules est la plus ancienne photographie signée de Jules Séeberger.
En 1904, celui-ci participe au premier concours de la Ville de Paris sur le sujet des berges de Seine, et reçoit une médaille d’argent. La même année, il réalise d’autres clichés de Montmartre, et ses images sont publiées dans plusieurs journaux, parmi lesquels L’Illustration, Photo-Gazette et Photo Pêle-Mêle. Repéré par les frères Kunzli, éditeurs de cartes postales, ils lui commandent une série de 50 cartes postales connues sous le titre « le vieux Montmartre ». Celles-ci, toutes bistres ou bleues, portent au verso la mention « Médaille d’honneur de la Ville de Paris ».
Ces clichés représentent un formidable témoignage de ce qu’était la vie quotidienne sur la Butte au tout début du siècle, mettant en scène les habitants du quartier : « Je me suis, en outre appliqué à donner à mes vues encore plus d’intérêt et à les compléter en les animant par des personnages en harmonie, bien entendu, avec le sujet. Parmi ces personnages, il en est plusieurs qui ont, de préférence, attiré mon attention ; je citerai, en première ligne, la Montmartroise : celle-ci n’a-t-elle pas ce je ne sais quoi, qui la rend différente de la Parisienne autant que de la Provinciale ? J’ai pensé qu’en la représentant à tous les âges de la vie et à tous les degrés de l’échelle sociale, depuis la gamine en jupe courte jusqu’à la vieille mendiante en haillons, c’était conserver d’elle ce que j’appelle un document vivant (…). Après la Montmartroise, j’ai remarqué sur la butte tout un petit monde qui constitue, lui aussi, des documents vivants dignes d’être conservés : ce sont les marchands ambulants, marchands de salade, et de mouron, dont les cris ont inspiré un jeune musicien déjà célèbre, puis les porteurs d’eau avec leurs seaux disposés en balances sur les épaules, enfin les rapins chevelus, drapés en hiver dans leur longue pèlerine, légendaire, et peignant assis, les pieds dans la neige, devant un chevalet rustique ».
Progressivement, les frères de Jules, Louis et Henri, réalisent également des photographies, qui sont alors signées de leurs initiales « J.H.L.S » et après Paris, ils s’intéressent à la France entière. En 1909, la famille fonde son entreprise et installe son atelier rue de Chabrol dans le 10e arrondissement. Ils se lancent alors dans la photographie de mode, et seront dès lors sollicités par toutes les maisons de haute-couture françaises.
A partir de 1927, les fils de Louis, Jean et Albert, intègrent l’atelier en tant qu’apprentis pour se former au métier et prendront la relève de l’entreprise en 1940. Durant la guerre, les deux frères maintiendront une activité économique constante en honorant des commandes pour le monde du spectacle ainsi que pour la presse. En 1945, le studio se spécialise dans la photographie de mode, tandis que Jean et Albert réalisent de nombreux clichés de la France en reconstruction. En 1946, ils participent, aux côtés de Marcel Bovis, Robert Doisneau ou Willy Ronis, à la création du « Groupe des XV », dans le but de promouvoir la photographie en tant qu’art, et d’attirer l’attention sur la sauvegarde du patrimoine photographique français.
Jusqu’à la fin de leur carrière et la fermeture du studio en 1977, les frères Séeberger deuxième génération poursuivront le remarquable travail esthétique entamé par leurs aïeux au début du siècle. De nombreuses institutions publiques feront l’acquisition de cet exceptionnel fond photographique, composé de plus de 90 000 négatifs.